En rentrant du travail, devant ma superette habituelle au pied de chez moi, je vois un homme, de dos, serrant un chat contre lui. J’aperçois le petit animal roux qui tend la tête en tous sens pour trouver un peu plus d’espace dans les bras de son maître.
Ça y est, aujourd’hui ça fait pile 3 ans que je galère. Pas vrai, Scarmouche ?... Dis, arrête de bouger comme ça, tu vas te faire mal.
Un jeune passe, je lui demande de la monnaie. Il m’en donne pas, mais il s’arrête et on discute. Puis il me demande mon prénom ! Ça me surprend presque, d’habitude personne s’intéresse à moi. Moi, c’est Christophe, 34 ans. Il me dit alors le sien. On rigole en pensant à Elie Kakou (ça c’était un gars rudement bien, super drôle, et tout. Comme Coluche, y’en a pas deux des comme lui. Il a fait des choses super bien pour les gars dans ma situation.)
Je lui demande comment il s’est retrouvé dans cette galère. Il est plus ou moins en rupture familiale. Du genre anarchiste à 20 ans, il ne voulait pas travailler pour une entreprise, il voulait son indépendance et mener sa vie comme il le sentait. Ses parents lui ont dit « OK, débrouille toi. » Heureusement ils n’ont pas vraiment coupé les ponts. Une fois qu’il aura trouvé un boulot, Christophe sait qu’il pourra compter sur eux pour payer une partie des honoraires (qui vont jusqu’à 300€ !) pour son logement.
Je regrette pas d’avoir fui ma mère. Elle était alcoolique, elle me faisait des trucs qui se faisaient vraiment pas à un fils. Personne pourrait imaginer ce qu’elle me faisait. Je préférais dormir dehors plutôt que de la revoir.
Animé d’un désir de lui apporter d’avantage qu’une froide pièce de monnaie, semblable à n’importe quelle autre, je me mets à sa place et cherche quel réconfort serait le plus accessible dans sa situation, et le plus efficace. Je lui demande donc ce qui lui ferait plaisir de manger. Intéressé par la question, il me fait part de ses besoins, très raisonnables. Je dois donc reformuler ma question pour qu’il m’avoue la sucrerie qui le ravirait. Je m’absente un instant et lui ramène quelques boîtes de conserve et une bouteille de lait, auxquelles je rajoute des biscuits au chocolat. Comme il me le confirmera, je me doute bien que le lait profitera aussi à son chat, je l’achète alors de très bon cœur. (Ai-je été apitoyé par le chat ?...) Il me remercie chaleureusement, et va même jusqu’à m’offrir un peu de ce qu’il a de plus précieux en cet instant : un des biscuits au chocolat. Je le remercie à mon tour.
Et là il me ramène au moins 2 ou 3 boites de légumes en conserve ! Ça me fait trop plaisir, j’avais jamais eu autant de truc à la fois, c’est trop fort. Je lui dis direct que je garderai pas tout pour moi, je partagerai avec les autres du 115. Là-bas on partage toujours les trucs qu’on a reçus dans la journée.
- Lui c’est mon chat, c’est Scaramouche (des fois je l’appelle Zarmouche, ça dépend). Tu veux le caresser ? Vas-y, il griffe pas. Il a l’air de t’apprécier, il te regarde avec ses grands yeux, il est trop mignon, pas vrai ?
- Il est très beau, j’aime beaucoup les chats, moi aussi. Zarmouche et toi, vous venez de Grenoble ?
- A 20 ans, je suis parti de Grenoble pour Bourg-en-Bresse, tu vois. Là-bas j’ai fait des jobs, jusqu’à mes 31 ans. Et puis je suis revenu à Grenoble, c’était il y a 3 ans. Mais faire la manche dans la ville où t’as grandi, c’est super dur, t’imagines ? Les gens qui passent, y'en a que tu connaissais, avant. Mais maintenant, t’es un SDF, alors plus personne te reconnaît...
Je peux clairement lire dans ses yeux le désarroi vécu.
- Tu faisais quel genre de petits boulots ?
- La restauration collective, c’était super, tu vois. J’aime pas trop être avec les autres, dehors, dans la vie, mais pour le boulot, ça va. Dans les cuisines d’une cantine, OK, mais dans un restaurant, je serais trop timide face aux clients, je pourrais pas. Donc ouais, la cuisine de collectivité, j’aime bien.
- Je ne te trouve pas si timide que ça, là…
Je lui fais un sourire complice pour l’encourager à rester à l’aise. Complice avec moi-même aussi, d’ailleurs : mes propres paroles s’appliquent aussi bien à moi, qui avais jusque là beaucoup de mal à aborder ces frères humains malheureux.
- C’est autre chose, là. Toi, t'es un gars rudement bien, il y en a presque pas, des qui s'arrêtent et qui discutent avec moi, comme ça.
- Tout le monde devrait le faire, je ne suis pas quelqu’un de particulier… Mais dis-moi, où est-ce que tu passes la nuit, en ce moment ?
- Tu vois, cet hiver, je dormais dehors, chaque soir. Des fois, quelqu’un me dit que je peux dormir dans le hall de son immeuble. Là c’est le paradis, alors. Je pose mon duvet dans le hall, devant la porte du gars, et je me sens bien. Juste à côté, il y a sûrement des gens tout seuls dans des appart’ trop grands et surchauffés, mais tant pis, dormir pas dehors, pour moi c’est déjà un super luxe.
- Mais il fait vraiment très froid en ce moment, moi, à ta place, je serais déjà mort de froid !
- C’est clair, depuis 10 jours, c’est plus possible. Alors finalement je suis au 115, le centre social d’urgence. On est à l’abri, mais j’aime pas aller là bas, y a des clodos qui me font vraiment peur, ils sont violents, sales, et tout, tu sais pas qui a dormi là avant toi, tu peux chopper des maladies… Tu vois, j’aime bien les chats, parce qu’ils sont propres tous seuls, ils sont doux, et moi j’aime bien être propre de temps en temps aussi. J’aime pas trop aller au 115, mais au moins, je peux me laver, là-bas, c’est agréable.
- Je vois que tu es bien couvert, tu n’as pas froid ?
- Non, t’en fais pas, ce pull il est super chaud, et avec mon bonnet, j’ai pas trop froid, le jour. Mais c’est la nuit qui fait super froid. Nous les SDF, on a qu’un moyen pour se réchauffer, tu sais ce qu’on fait : on marche. On marche, on marche, dans les rues, pendant des heures, toute la nuit, des fois. Avec d’autres qui se gèlent aussi. Si tu voyais ça, c’est trop triste à voir, on dirait un cortège comme pour les enterrements. Sauf que là, le mort fait lui-même parti du cortège... L'espérance de vie d'un SDF, c'est 45 ans, tu te rends compte ? Le pire c’est quand t’es tout seul, tu sais que le lendemain ce sera pareil, t’as personne sur qui compter, t’as plus d’espoir, tu vois…
Une vieille dame lui tend un paquet de pâtes.
- Tenez, Monsieur.
- Merci madame, vous êtes très aimable, c’est très gentil.
- Oooooooh je n’avais pas vu le chat, je reviens tout de suite.
Elle réapparaît aussitôt avec des croquettes et gratte le félin entre les oreilles.
- C’est Scaramouche qui va être content, merci beaucoup, Madame !
Une jeune femme lui donne une boîte avec de la monnaie posée dessus. Un homme lui demande s’il fume, et lui laisse son demi paquet de cigarettes. Christophe remercie chacun sincèrement.
J’ai la nette impression que, du fait que je discute avec lui, les passants font davantage attention à ce SDF. En 10 minutes, 4 personnes ont contribué à remplir le petit sac de Christophe, pourtant resté vide toute la journée.
« Tiens, un jeune homme normal discute avec… un humain dans le besoin. Ce SDF n’est plus un élément invisible du mobilier urbain, fondu dans le décor comme un lampadaire ou une poubelle. C’est un humain comme moi, qui a son histoire, ses souffrances et ses espoirs. Si ce jeune homme le fait, je dois bien pouvoir moi aussi faire quelque chose pour ce SDF... »
Après 10 minutes de discussion, c'est quasiment Christophe qui prend congé de moi, car, d'après l'heure que je lui donne, il est temps pour lui d'aller à l'ouverture du 115.
Ça faisait longtemps que j’avais pas entendu quelqu’un qui me dit gentiment « à demain, Christophe ! » Ça fait franchement pas de mal…
Nous nous serrons la main, en nous souhaitant une bonne soirée. Notre discussion a dû lui faire du bien. J’ai sûrement ravivé sa part d’humanité. Il a semblé plus épanoui et heureux en repartant. Peut-être sera-t-il plus confiant avec les autres désormais. Enfin, c’est avec le sourire que je prends le chemin de mon 115 habituel, en grattant le menton de Zarmouche.
Je ne vois plus Christophe à cet endroit, depuis quelques jours. Je m’en réjouis, cela doit signifier qu’avec son assistante sociale il a trouvé un emploi. Il aura un logement fixe, et rétablira le contact avec ses parents, ne serait-ce que pour enfin oser leur demander une aide financière.
C’est à présent Traian qui a pris cette place devant la supérette. Lui aussi a été surpris quand je me suis présenté et lui ai demandé son prénom.
Certes, certains Roumains font partie de groupes de mendicité organisée. Certes, l’argent que Traian récolte finira peut être dans la poche du propriétaire de la Mercedes qui viendra le ramasser ce soir. Mais sa situation n’en est pas moins malheureuse, et il mérite comme tout le monde un peu de considération, être compris, sans être jugé. Les articles qu’il m’a répondu désirer étaient des produits de première nécessité : sucre, café, lait… Pendant quelques minutes, il appréciera une boisson chaude en se disant qu'il y a, sur Terre, encore quelques humains dignes de ce nom. Et je serais peut être le seul à lui dire « Bonjour Traian » en souriant quand je passerai désormais.
Dénués de tout,
nous sommes tout de même riches
de qui nous sommes les uns avec les autres.
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