Le 24 décembre, à la messe de minuit. Bien que ce soit la seule messe de l’année à laquelle j’assiste (famille oblige…), j’apprécie l’atmosphère chaleureuse qui règne dans l’église. Le grand âge de ce bel édifice lui donne un charme certain. Dans la nef, des petites statues en bois représentent la crèche. Les nombreuses bougies donnent une teinte orangée à l’ensemble, et la douce odeur de cire est agréable. Dehors, des éclairs illuminent de temps en temps le ciel nocturne. Je m’amuse alors à observer les vitraux qui retrouvent leurs couleurs l’espace d’un instant. Le bruit du tonnerre est lointain et couvert par les chants gracieux de l’assemblée. C’est agréable de se sentir à l’abri dans cette église, en sécurité. Le prêtre parle de la nativité, que l’on fête aujourd’hui au champagne et au foie gras. Pendant ce temps j’admire, dans la foule impersonnelle, les manteaux de fourrure et chapeaux idoines arborés par les fidèles.
Mon attention vagabonde près des grilles d’où émane de l’air chaud, au sol, dans l’allée centrale. Le métal gris sombre est abîmé, rouillé, il paraît froid. C’est bien le seul objet de toute l’église à véhiculer une sensation désagréable. Mon esprit se faufile entre les interstices métalliques de la grille. Je m’engage alors dans une obscurité pesante. La première chose qui me surprend est la température : il y fait glacial ! Je suis aspiré dans un tourbillon d’air froid. Je perds tous mes repères. La tête me tourne. Ma respiration est bloquée. Puis un courant d’air, brûlant cette fois, me saisit. Par réflexe, je ferme les yeux pour éviter la brûlure. J’atterris enfin lourdement. Sous mes mains et mes genoux, je sens un sol en pierre brute, parcouru de vibrations rapides. L’air que je respire me brûle la gorge. Une odeur de souffre emplit l’air. Un vacarme indistinct m’assourdit. Je me relève en rouvrant lentement les yeux.
Je vois d’abord qu’une épaisse nappe de brouillard recouvre le sol jusqu’à mes genoux. En dessous, la roche est noire comme de l’encre. Puis ce que j’observe alentour me sidère : dans cette immense grotte sombre dont je ne vois pas le bout, des milliers de silhouettes squelettiques s’affairent péniblement. Par endroits, des coulées de lave parcourent la roche, faisant rougeoyer le brouillard tout autour. A un courant d’air brûlant succède un autre, mais glacial, qui me fait frissonner. Serais-je ici en enfer ??...
Pris de terreur, je me cache tant bien que mal dans le brouillard en me plaquant au sol. Cette nappe grisâtre est si épaisse qu’elle ralentit mes mouvements. Je masse mes articulations douloureuses, et observe subrepticement ces créatures à quelques mètres de moi. Ce ne sont pas des squelettes, mais des humains. Hommes, femmes, enfants, leurs peaux ternes ont perdu toute couleur, ils se ressemblent tous. Ils sont très amaigris, dans le plus simple appareil, mais vivants. Leur activité consiste à faire tourner ce qui ressemble à des meules, comme pour moudre du grain. Ils pèsent de tous leurs poids pour faire tourner des disques de pierre horizontaux, entraînant des axes qui s’enfoncent dans le sol. Je ne comprends pas le but de leurs efforts : chaque pierre ne moud rien. Chacune fait environ trois mètres de diamètre et semble très lourde à la dizaine de personnes qui l’entraînent. Je rampe discrètement sous le brouillard et observe de plus près ces personnes. Je suis surpris de constater que leurs visages ne sont pas déformés par d’hideux rictus de souffrance infernale. Ils semblent juste relativement tristes.
Mes yeux sont maintenant habitués à la pénombre. Je distingue alors des détails qui m’échappaient jusque là : leurs visages, que je croyaient tous gris, ont chacun une nuance particulière. Les traits de chacun sont différents. Caucasiens, asiatiques, maghrébins, africains, sud-américains… Le monde entier est représenté. Certains visages ne me sont pourtant pas inconnus, notamment à la meule la plus proche. Où donc ai-je vu cet homme, blanc, la soixantaine, chauve et aux joues creuses ?… C’est le mendiant qui tenait la porte ouverte quand je suis entré dans l’église, tout à l’heure ! Il m’a souhaité un joyeux Noël, je lui ai répondu distraitement « à vous aussi ». Quel idiot j’ai été ! Comment ai-je pu être cynique au point de lui souhaiter d’apprécier une aisance dont il ne peut malheureusement pas disposer ? Il faisait tinter des piécettes au fond du gobelet qu’il tenait, croyant en ma générosité, mais je n’ai même pas daigné lui offrir un sourire.
Je vois bien que je ne suis pas ici en enfer, mais au cœur d'une allégorie de toute la misère du monde réel.
L’homme quitte sa place et rejoint une autre meule. Je me sens alors invité à le remplacer, certain d’avoir quelque chose à apprendre au contact de mes frères Humains. Confiant, je joins alors mes efforts aux leurs. Rien que le fait de déplacer mes pieds réclame un certain effort, à cause du brouillard si épais qu’il les ralentit. J’entraîne cette lourde pierre, dans un mouvement circulaire qui me paraît infini, intemporel. Je perds la notion du temps. Je constate que, désormais, je suis moi aussi dans le plus simple appareil. Ma peau est devenue gris clair, mes côtes sont saillantes. Mais curieusement, je ne souffre ni de faim ni de fatigue, ni de chaud ni de froid. Je me sens simplement plus léger, épuré de tout l’inutile qui m’étouffait.
Maintenant que je partage le sort de ces malheureux, je comprends ce qu’ils peuvent ressentir : ils ont beau survivre sans plaisir, ils ont néanmoins l'immense satisfaction de partager, ensemble, leur sort. Nous travaillons solidairement, et nous prenons plaisir à nous entraider dans notre tâche commune. Dénués de tout, nous sommes tout de même riches de qui nous sommes les uns avec les autres.
Je croise le regard de mes compagnons de meule : silencieux, ils ont tous un regard profond, puissant, comme s’ils avaient conservé, derrière leurs rétines, une confiance inépuisable dans le monde. Je jurerais que leurs yeux me sourient.
En observant longuement chacun d’eux, je les connais mieux. Le regard de cette femme m’apprend qu’elle s’appelle Talya. Elle est russe. Orpheline, elle s’est réfugiée à Paris en 2004, départ sans retour possible. Malgré son diplôme d’aide soignante obtenu dans son pays d’origine, elle enchaîne maintenant les petits boulots précaires. Mais elle ne perd pas espoir d’avoir un toit au dessus de la tête chaque nuit. Cet enfant, Nadu, vit à Bombay. Il est fier d’être « embellisseur de rue ». Il ramasse les détritus, les trie, et les échange contre une bouchée de pain.
Autour de moi, chacun a son histoire. Tous les malheureux du monde sont là. Les éclopés de la vie, les abandonnés de la société, les rescapés de catastrophes naturelles, ceux qui n’ont qu’un vague souvenir du bonheur… Chacun d’eux est un autre moi potentiel, que je dois respecter et considérer comme s’il s’agissait de moi-même.
De même, chacun m’observe et lit en moi mon vécu, mes angoisses et mes déceptions. Ils ne jugent pas les privilèges dont j’ai bénéficié toute ma vie. Etre dans un pays en paix, avoir été scolarisé, manger à ma faim, avoir une famille aimante… Je suis tellement habitué à tous ces avantages que j’en oublie mon bonheur. J’en arrive, trop souvent, à m’apitoyer sur mon sort pour des futilités sans importance, comme si le malheur me manquait. Au fur et à mesure que chacun m’observe, je me sens allégé de ces angoisses et craintes qui me gâchaient la vie. Il ne me reste plus que le vrai bonheur, léger, présent même ici.
Sous mes pieds, je sens toujours le sol vibrer. Le brouillard provient, par bouffées, de fissures dans la roche. Malgré le vacarme des pierres qui tournent, j’entends un grondement sourd et continu, venant du sous-sol. Au contact de la roue en pierre avec ces malheureux, je me sens participer à cette machine à brouillard, cette lourde mécanique souterraine qu’est la Société. Invisible, incompréhensible, elle exploite ces malheureux. En guise de contrepartie, elle les maintient dans ce brouillard collant, destin absurde qu’ils subissent et qui les empêche de s’y soustraire.
Je repense à la messe que j’ai quittée tout à l’heure. Même pour le prêtre, Noël signifiait obligatoirement foie gras et champagne. Est ce que les malheureux des rues fêtent Noël avec ne serait-ce qu’une orange ? Reçoivent-ils au moins un peu plus d’attention ? Les festins ne sont réservés qu’aux plus chanceux. Ne penser qu’à eux-mêmes est très égoïste de leur part. Evidement, bien à l’abri dans une belle église surchauffée, sous leurs manteaux de fourrure, les croyants peuvent dire facilement « Prions pour la paix et le bonheur des hommes ». Mais comment peuvent-ils croire que cela puisse suffire ? C’est facile de ne pas s’impliquer et espérer que tout se fasse tout seul. Qu'ils viennent donc tourner ces meules avec eux, soulager leurs existences, les rendre davantage humains !
A la roue d’à côté, je vois un homme barbu quitter sa place. Il s’éloigne, saisit une gourde en peau d’animal, et la plonge sous le brouillard. Je remarque alors un ruisseau. Puis il fait boire ses compagnons. Je n’en crois pas mes yeux : c’est Jésus ! Sous l’effet de surprise, je m’arrête de tourner. Je suis d’autant plus désemparé qu’il vient maintenant vers moi. Que fait-il ici parmi les plus malheureux ? Il est, en ce jour, le centre d’attention de toutes les églises du monde, et non un exclu de l’humanité. Jésus me donne à boire. C’est limpide, au goût neutre, mais ça ne peut pas être de l’eau, c’est bien meilleur. Ça me désaltère l’âme, je suis en paix avec mon passé, confiant dans l’avenir, je me sens vraiment différent. Je ne comprenais pas la présence de Jésus ici, l’eau m’apporte la réponse : « C’est ici ma place. » Chacun à sa place ici. Non pas forcément en tant que malheureux, mais avec eux, pour leur rendre leur part d’humanité. Chacun est un autre soi-même, différent mais Humain, donc se respecter soi-même implique de respecter l'autre, quel qu'il soit.
Je rends la gourde à Jésus. Il me prend alors le bras, et m’invite à le suivre. Nous grimpons sur une colline de roche noire. D’en haut, je vois d’innombrables meules, à perte de vue, actionnées par des millions de personnes. Je m’en doutais bien, mais l’ampleur de la misère humaine, vue comme cela, me saisit. Elle ne m’a jamais paru aussi intense et intolérable que maintenant. En redescendant de l’autre côté de la colline, je me demande vers quelle meule Jésus m’emmène, quelle mission il veut me donner à accomplir à sa suite.
Nous arrivons devant un trou dans le sol. C’est un escalier en colimaçon qui s’enfonce dans la roche. Y aurait-il une autre caverne, dans un sous-sol encore plus sombre, où je pourrais là aussi faire preuve d’humanité ?
Seul, je descends l’escalier en colimaçon pendant de longues minutes. Je ne sais à combien de mètres sous terre je vais me retrouver. L’escalier se fait de plus en plus obscur. Pour ne pas tomber, je suis le mur avec la main. Enfin une faible lueur apparaît, un peu plus vive à chaque tour parcouru. J’arrive à la source de cette lumière orangée : elle provient de dessous une large porte. Je l’ouvre. Mes yeux sont éblouis après ce séjour dans l’obscurité. Pendant que j’accommode en plissant les yeux, la porte se referme derrière moi. Je reconnais enfin cette grande salle lumineuse : c’est l’église d’où je suis parti ! Comment ai-je pu arriver ici ? Je me retourne et ouvre à nouveau la porte : je ne vois plus l’escalier en colimaçon, mais le parvis enneigé de l’église.
J’arrive juste à la fin de la messe. Les gens se dirigent vers moi pour sortir. Par politesse, je tiens la porte ouverte, et guette ma famille pour la rejoindre quand elle passera. J’espère qu’ils ne se sont pas inquiétés de mon absence. Je me demande s’ils me croiront quand je leur raconterai cette aventure… J’aperçois enfin ma grand-mère, au bras de sa fille. Puis, caché par mon père, quelqu'un écrit un mot sur un bout de papier posé sur sa main. Son allure m’est familière. Taille moyenne, silhouette mince, élégant manteau noir. Je le vois mieux lorsqu’il arrive devant moi… C’est moi-même ! Je suis abasourdi. Ce jeune homme, lui, ne me reconnaît pas, il me fait juste un grand sourire chaleureux. Un terrible doute m’envahit. Je me passe la main dans les cheveux : je n’y découvre qu’un crâne chauve. Dans mon autre main, un gobelet en plastique, avec un bout de papier dedans.
L’église se vide, les gens s’éloignent, le parvis devient désert. Un frisson me parcourt.
« Allez, assez rêvé. »
Engourdi par le froid, mes orteils sont bleus dans mes sandales. Du revers de ma manche, j’essuie la neige de mon crâne chauve.
La recette de la soirée a pas été bien bonne, va. Vu le poids de mon gobelet, j’ai du récolter quat’ ou cinq euros, pas plus. Y paraît que c’est une fête heureuse, aujourd’hui, alors je m’en vais m’offrir un sandwich au Centre Social.
Quand j'étais petit, j'adorais trouver des mandarines dans mes chaussures, le matin de Noël. Dommage que le Centre Social donne rien de particulier ce jour-là. Y'a même pas de radio ni de musique, là-bas.
Au fait, minuit est passé, c'est le jour de ma fête, désormais. J’vais avoir droit à un café gratuit au Centre. Enfin, à condition qu'il en reste, y’en a jamais quand j’y vais. Et puis faudrait pas que quelqu’un se fasse passer pour moi, pour me le piquer. Y’a que le jour de Noël que ça sert à quelque chose de s’appeler Noël. Sinon, le 25 décembre, ce serait un jour comme un autre, pour moi, malheureusement.
Y’a ce jeune homme qui s’est bien payé ma tête, quand il est entré dans l’église. Mais à la sortie, je me souviens qu’il m’a souri, ça m’a fait quelque chose… Qu'est ce qu'il a bien pu m'écrire sur son bout de papier ?
« RDV au Centre Social rue Boniface dans 10 minutes. J'amène du café, ma guitare, et des mandarines. On fera connaissance. »
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